Les réseaux commettant des crimes contre les droits de l’homme a su tirer profit des technologies numériques, notamment pour la surveillance, l’exploitation ou la traite des humains. Dr Salomé Lannier, spécialisée en criminologie et droit, revient sur les enjeux de l’exploitation des travailleurs ainsi que sa recherche pour aider les autorités et les ONG à lutter contre l’exploitation.
Très tôt, Salomé a décidé de consacrer sa vie professionnelle à la compréhension des violations des droits de l’homme commis à l’encontre de personnes vulnérables. Après avoir effectué un stage dans une ONG de défense des droits des femmes et d’aide aux victimes de violences sexuelles, elle a consacré sa thèse de master en droit pénal aux mariages forcés et à la contrebande à des fins d’exploitation sexuelle en Asie. Aujourd’hui, son expertise touche au droit pénal, au droit du travail et droit de la numérisation, et ses recherches incluent des méthodes empiriques issues de la criminologie.
« La traite des êtres humains est un délit pénal associé à la mondialisation et au capitalisme. Le droit international vise à enfreindre les situations qui conduisent à l’exploitation. Paradoxalement, ce droit peut être utilisé pour criminaliser certains groupes, par exemple les migrants qui sont travailleuses du sexe », explique-t-elle. Ce paradoxe a suscité son intérêt : la loi peut protéger une personne tout en lésant une autre.
PROTEX, un projet Young International Academics de l’Institute for Advanced Studies de l’Université, vise à contribuer à améliorer l’efficacité des protections juridiques pour les victimes et les normes du travail pour les travailleurs.
Comment les résultats vont-ils faire avancer le travail des forces de l’ordre et les agences de protection ?
‟ Pour condamner les délinquants, le droit pénal doit pouvoir se baser sur une définition précise et harmonisée des formes d’exploitation. Or, c’est une telle définition qui manque.”
« L’exploitation est un élément essential dans la définition de la traite des êtres humains, l’une des infractions les plus graves au niveau du droit européen. Le concept d’exploitation permet aux forces de l’ordre de distinguer les formes de travail criminalisées des légitimes. Cependant, ni la loi ni les tribunaux – nationaux ou internationaux – ne fournissent de définition juridique de l’exploitation. Vous voyez le dilemme : comment les forces de l’ordre et les ONG peuvent-elles travailler efficacement avec des interprétations différentes d’un crime ?
La conséquence de cette absence d’une entente commune de l’exploitation est une différence dans la justice aux victimes. Les forces de l’ordre peinent à appliquer les différentes infractions liées à l’exploitation, et les transpositions nationales varient même au sein des pays européens. Pour un exemple particulièrement frappant, il suffit de voir la manière dont des pays voisins qualifient le trafic humain à des fins d’exploitation du travail. Les juges belges maintiennent la qualification de trafic d’humain malgré l’absence de violence ou de mauvais traitements ; au contraire, les juges français et luxembourgeois exigent la preuve de conditions de travail et d’hébergement extrêmes pour qualifier un trafic d’humain à des fins d’exploitation.
‟ Notre objectif est de comprendre comment les interprétations de l’exploitation contribuent à clarifier la frontière entre les conditions de travail criminelles ou légitimes.”
Cette recherche consiste notamment à s’interroger sur l’impact de la numérisation sur les situations d’exploitation.
Quel est l’impact de la technologie sur l’exploitation et la traite des êtres humains ?
« À titre d’exemple, voici deux exemples de l’impact de la numérisation sur les conditions de travail : dans des entrepôts européens des entreprises de commerce enligne, les travailleurs sont constamment surveillés numériquement – leur rythme de travail, la durée de leurs pauses, même le temps passé aux sanitaires. Les sociologues dénoncent de telles conditions de travail comme étant de l’exploitation, mais la question si elles sont considérées comme criminelles d’un point de vue juridique reste ouverte. En parallèle, les réseaux de production illégale de drogues recrutent des travailleurs asiatiques sous de fausses promesses. Ces travailleurs sont confinés dans des laboratoires illégaux, recevant des instructions numériques pour produire des drogues, et surveillés par vidéo par des criminels, parfois depuis d’autres pays.
Il y a un revers à la médaille. Des outils numériques peuvent être utilisés à des fins d’enquête et de criminalistique. Lors d’enquêtes sur les lieux, la police pourrait par exemple filmer les espaces de vie et de travail des travailleurs. Les juges pourront, à l’aide de casques de réalité virtuelle, se mettre à la place des travailleurs et découvrir les conditions inhumaines.
En analysant les décisions judiciaires des quatre pays, je recherche des indicateurs de l’influence du numérique, par exemple la surveillance numérique ou de la violence
- Analyse d’environ 350 décisions de justice rendues au Luxembourg, en Belgique, en France et en Espagne sur des infractions liées à l’exploitation (par exemple, conditions de travail contraires à la dignité humaine, proxénétisme) et à la traite des êtres humains.
- Recherche des indicateurs utilisés dans ces décisions, tels que les heures de travail, le salaire, l’enregistrement de l’emploi, l’accès à des équipements de sécurité ou la violence numérique et la surveillance.
- Entretiens avec des travailleurs dans des secteurs à risque et des victimes d’exploitation.
Une liste actualisée d’indicateurs clairs aiderait les intervenants de première ligne (inspection du travail, ONG, professionnels de la santé, avocats, etc.) à détecter les victimes et permettrait à la police d’améliorer ses enquêtes afin d’obtenir des condamnations.
Dans le cadre de ses recherches et de ses activités de sensibilisation, Salomé dispense déjà régulièrement des formations et participe à des événements destinés aux professionnels de ce domaine. Elle est également experte pour le nouveau centre européen de lutte contre la traite des êtres humains, qui met en relation des professionnels, des chercheurs et des décideurs politiques.
Le projet est financé par la Commission européenne et l’Institut des hautes études de l’université.