Les nuits du premier week-end de Carême sont un peu moins sombres au Luxembourg : les traditionnels Buergbrennen sont organisés dans de nombreuses localités et réunissent les habitants autour d’un bûcher et des plats régionaux. Historienne spécialisée dans la culture populaire, Sonja Kmec a mené en 2021-2022 un projet de recherche sur cette tradition avec Catherine Lorent et Jean Reitz.
A quand remonte la tradition du Buergbrennen ?
«Les premières traces remontent à la fin du Moyen Âge. Certains pensent que les origines iraient jusqu’à l’époque gallo-romaine ou celtique mais cela est – à ce stade – impossible à prouver.
Le Buergbrennen est-il un rite typiquement luxembourgeois ?
« Pas du tout, des feux saisonniers existent un peu partout en Europe. Ils ne sont pas forcément organisés lors du Carême comme le Buergbrennen mais aussi autour de Pâques ou à la Saint-Jean. Ces festivités ont toujours une symbolique agraire car elles sont calquées sur le rythme des semences et des récoltes.
Qu’ont montré vos recherches sur le Buergbrennen ?
« Cette fête est toujours célébrée en dépit des nombreuses transformations de la société. D’ailleurs, cette célébration a connu plusieurs renouveaux. Par exemple dans les années 1920 et 1930, elle a vécu un regain d’intérêt surtout au Sud du Luxembourg et autour de la capitale, bien qu’à la base elle soit une fête agraire et donc, plutôt fortement implantée au Nord. Ensuite le Buergbrennen a connu d’autres ravivements dans les années 1970 et 1980 mais aussi au début des années 2000. Force est de constater qu’à chaque fois que l’on traverse une grande transformation sociétale, les traditions gagnent en popularité.
Comment expliquez-vous cela ?
«Plus les repères sont chamboulés, plus les traditions gagnent en importance. Les fêtes populaires traditionnelles comme le Buergbrennen apparaissent comme un référentiel dans une époque où le sentiment que tout change très vite est partagé. Nous avons comptabilisé 260 Buergbrennen en 2020 contre environ 100 à la fin des années 1960.
Il existe deux interprétations de ce bûcher : tantôt on chasse l’hiver et tantôt on brûle les sorcières. Laquelle est la plus plausible ?
« A priori, c’est pour brûler l’hiver. Le bûcher oppose le froid de l’hiver avec la chaleur du feu et incarne la lumière qu’il dégage. Cette lumière illustre aussi le retour de la clarté avec l’allongement des journées. Concernant les sorcières, la plupart des historiens estiment que ces feux n’ont pas de lien direct. Mais les premières traces écrites de cette tradition coïncident avec l’apogée des procès de sorcellerie dans nos régions au 16e et 17e siècles. Et certaines fêtes imitent des procès juridiques, où des poupées de paille sont jugées coupables pour d’autres crimes et brûlées – une sorte d’expiation collective. La question mériterait de s’y pencher.
Le rituel du Buergbrennen a-t-il évolué ces dernières années ?
« Le cadre légal a évolué : il est aujourd’hui de plus en plus compliqué de faire un bûcher et la présence des pompiers est requise. Dans les années 1970, il n’était pas rare de voir des pneus accrochés au bûcher. Cela est inimaginable aujourd’hui où l’on ne peut brûler que du bois mort et non traité chimiquement.
Une autre évolution concerne la dimension évènementielle du Buergbrennen, en particulier dans les grandes villes comme Luxembourg, Esch/Alzette et Rodange. Des comités spécifiques organisent des animations et en viennent à créer une fête beaucoup plus vaste avec des animations. Elles visent à attirer des visiteurs extérieurs alors que dans les plus petites localités, le bûcher est simplement accompagné des airs de la fanfare locale.
On retrouve aussi souvent une offre en restauration avec des spécialités luxembourgeoises comme la Bouneschlupp. L’occasion de mettre en avant la cuisine locale ?
« Je pense qu’il s’agit plutôt de mettre en avant la convivialité. Au début des Buergbrennen, des omelettes géantes au lard étaient cuisinées par la collectivité dans un restaurant de la localité. Puis au 20e siècle les barbecues sont arrivés. Et maintenant, c’est comme dans toutes les fêtes de villages avec des frites, des côtelettes, de la Bouneschlupp ou Ierzebulli. Leur vente permet aussi de soutenir financièrement les organisateurs.
L’enjeu de préservation de l’environnement peut-il menacer les Buergbrennen ?
« Des questions parlementaires ont déjà été posées sur le sujet mais la tradition est multiséculaire et les réponses données à ce jour sont que le Buergbrennen est une exception. La tradition n’est pas menacée et est même en évolution constante. Si la plupart des bûchers représentent une croix, d’autres prennent la forme d’un château par exemple.
A ce propos, le Buergbrennen est-il païen ou religieux ? Car sa date est calquée sur les fêtes chrétiennes alors qu’il s’agit à la base d’une coutume païenne…
« L’Eglise se montrait sceptique face à cette célébration au 16e siècle. Les curés des villages ne voyaient pas d’un bon œil la promiscuité qu’offrait le Buergbrennen entre les jeunes gens. Ensuite au 19e et début du 20e siècle, l’Eglise y a vu un intérêt car elle permettait de réunir les villageois et donc, de le combiner avec une messe voire une procession autour du bûcher. Il est au final difficile de conclure à la nature de la fête car villageois et parfois les hommes d’Eglise avaient leur propre interprétation du christianisme et y intégraient des éléments magiques ou païens. Ce qui est certain, c’est que l’Eglise a intégré le Buergbrennen dans son calendrier.