Il y a vingt ans, un réseau du nom de The Facebook a été mis en ligne sur le campus de Harvard. Rapidement, d’autres réseaux sociaux ont vu le jour et ont pris une ampleur mondiale, révolutionnant la manière de communiquer en ligne. Valérie Schafer et Frédéric Clavert, historiens du numérique au Centre for Contemporary and Digital History (C²DH), reviennent à l’occasion des 20 ans de Facebook sur quelques points forts qui jalonnent leurs recherches sur l’archivage et l’histoire du numérique et des réseaux sociaux, et les usages de ces sources par les historiens.
Prof. Schafer dirige actuellement le projet de recherche « A history of online virality » (HIVI), qui vise à documenter et analyser l’histoire des contenus viraux et de ce patrimoine immatériel.
La longévité de Facebook
Facebook n’est pas le premier réseau social numérique à être apparu, et son accès était encore restreint jusqu’en 2006. La même année naissaient par exemple Viadeo et Flickr. Et il y a des précédents : Skyblog, Second Life, LinkedIn et Myspace sont nés en 2003, ou encore SixDegrees en1997. D’autres plateformes célèbres ont suivi comme YouTube en 2005 et Twitter en 2006.
Durant cette période de transformation du Web, les usages numériques deviennent de plus en plus participatifs, ce qui a pu être qualifié de « Web 2.0 ». Facebook contribue pleinement à cette histoire d’un tournant vers des plateformes de partage et d’interactions et son système de publication, de conversations et de « like » marque les cultures numériques. Facebook a bien sûr dû s’adapter, comme l’ont montré Anne Helmond et ses collègues dans un article publié dans la revue Internet Histories dont Valérie Schafer est co-éditrice. Facebook a résisté, tout en devant composer avec la concurrence de réseaux qui misent de plus en plus sur le visuel (Instagram), des messageries plus dynamiques comme Snapchat ou WhatsApp, la rapidité et les contenus vidéos (TikTok), et qui séduisent les jeunes générations. Cette capacité d’adaptation s’est traduite par la mise en ligne de nouvelles fonctionnalités au succès incertain comme les « Réel », ou encore des rachats, dans le cas d’Instagram ou de WhatsApp.
Facebook a aussi fait face à des controverses et scandales, comme la crise Facebook-Cambridge Analytica déclenchée par le référendum du Brexit et l’élection de Donald Trump en 2016. Le parcours de ce réseau social et l’impact qu’il a eu sur la société sont un terrain fertile pour la recherche sur l’histoire du numérique, et ce pour de nombreuses générations à venir.
Les réseaux sociaux numériques comme sources et objets d’études
Les contenus des réseaux sociaux numériques sont des sources qui se sont imposées dans la recherche. Ils sont un miroir, certes imparfait et déformant, des grands enjeux de société. Les historiens s’intéressent également aux usages de l’histoire sur ces réseaux, notamment aux commémorations d’événements historiques comme le Centenaire de la Grande Guerre.
Ces recherches invitent à la collaboration, et ouvrent des pistes d’analyse interdisciplinaire pour des chercheurs en sociologie, en sciences politique, en psychologie, mais également en sciences de l’informatique et sciences naturelles.
Si les contenus importent dans l’analyse des réseaux, leur histoire compte également. Des premiers efforts d’ouverture aux commentaires de médias, des premières instances de photographies historiques inédites sur les réseaux sociaux, de l’évolution des blogs et vlogs…, les sujets de recherche sont abondants. Enfin, les historiens sont attentifs à la préservation de ces plateformes et de leurs contenus via l’archivage et ce que l’on appelle « le patrimoine nativement numérique ». Ceci inclut la manière dont ces sources se constituent et leur disponibilité pour les historiens de demain. Documenter et comprendre les pratiques archivistiques importe aussi. Des projets sont en cours avec les grandes institutions patrimoniales et culturelles, notamment avec la Bibliothèque nationale du Luxembourg qui archive le Web « luxembourgeois », avec la Bibliothèque nationale de France et l’Institut national de l’audiovisuel en France.
Les archives, défis et perspectives
L’archivage des contenus des réseaux sociaux numériques est une question complexe. Les chercheurs peuvent parfois mener leurs propres collectes de données sur un sujet spécifique, mais certains réseaux ont peu à peu été intégrés aux collectes que font les institutions patrimoniales, en particulier X, Facebook ou YouTube. Instagram ou TikTok sont rarement et modestement préservés. Les systèmes de messagerie, comme Snapchat ou WhatsApp, ne le sont pas. Les contenus privés échappent toujours à la collecte et la masse de données ne permet pas l’exhaustivité mais plutôt des collectes ciblées et qui se veulent représentatives. En outre, des changements juridiques et techniques des conditions d’accès peuvent mettre en péril ou ralentir les collectes. Et si la Librairie du Congrès avait obtenu en 2010 de Twitter d’archiver tous ses contenus, elle s’est heurtée à la difficulté d’y donner accès et de gérer un tel volume de données. Elle est revenue sur sa politique d’exhaustivité en 2018.
Les défis sont technologiques, mais aussi politiques, légaux et éthiques. L’API (interface de programmation qui permet de récupérer les données) est au cœur d’enjeux majeurs aujourd’hui. La recherche numérique a connu une croissance exponentielle, basée en partie sur l’accès libre à l’API de réseaux comme Twitter ou Facebook, permettant aux chercheurs d’affiner méthodologie, théorie et outils de visualisation et d’analyse. Les changements récents de certains réseaux, qui ont supprimé ou limité pour les chercheurs l’accès gratuit à leurs API, mettent en péril la recherche scientifique, et ce malgré le Digital Services Act de l’Union européenne.
Et évidemment, récupérer une grande masse de données ne suffit pas : il faut pouvoir l’analyser au moyen d’outils (de visualisation, de fouille de textes, etc.) et de calculateurs puissants, la replacer en contexte (ce qui n’est pas toujours aisé avec les réseaux, dont l’audience, les publics, etc. ne sont pas faciles à saisir), et appliquer à ces sources une analyse critique. C’est pourquoi l’herméneutique numérique, attentive à la manière dont le savoir sur le numérique se construit et peut être transmis, est un des enjeux du C2DH. Elle incite à l’interdisciplinarité entre les historiens et des ingénieurs des données, des sociologues ou experts en sciences politique ou éducation.
A l’heure où le contenu de Facebook reste difficile à préserver, où X se ferme, d’autres horizons s’ouvrent toutefois comme l’accès aux prompts de certains systèmes d’intelligence artificielle (IA). Des années de fouille et d’analyses des réseaux et de leurs usages permettent de se sentir préparés pour investiguer ces nouveaux terrains qui ne peuvent manquer de susciter l’intérêt des historiens, notamment en ce qu’ils influencent l’écriture de l’histoire et en délivrent une certaine vision (et parfois instrumentalisation).