Une étude de trois ans au C2DH a analysé comment des réalités aussi évanescentes et non sérieuses que les soirées dansantes ont été documentées dans des archives et peuvent être récupérées par le biais d’une méthodologie expérimentale.
Une méthodologie « riche en événements »
Le projet de recherche Popkult60 (FNR-DFG), axé sur la culture populaire transfrontalière européenne des long sixties (longues années 1960), a donné l’occasion à la chercheuse du C2DH Laura Steil de déployer une méthodologie expérimentale, sous la forme de reconstructions historiques créatives, pour découvrir l’histoire des bals à Esch-sur-Alzette, en se concentrant sur le quartier ouvrier de la Grenz (frontière). Pour son projet Dancing Esch, elle a collaboré avec des acteurs culturels locaux tels que la Kufa, Ferroforum, BiBSS et le Escher Theater, avec des danseurs de swing luxembourgeois et un orchestre dirigé par Luciano Pagliarini, pour concevoir les événements Swigning Esch et Feierôwend.
Ils ont été inspirés par les données recueillies dans les archives nationales, municipales et privées, les entretiens d’histoire orale et les observations ethnographiques. Il est important de souligner qu’ils se sont appuyés sur l’établissement de relations significatives avec des personnes au fil du temps et les ont invités à participer au processus de recherche. Ces événements n’ont pas seulement produit ou aidé à découvrir des sources historiques – de nouveaux participants à la recherche, des récits supplémentaires, des expériences sensorielles de première main, etc. – mais ils ont aussi suscité différentes questions de recherche et ont permis à Laura Steil d’actualiser son interprétation d’ensembles de données plus traditionnelles.
« Ressentir » le passé
Son responsable de projet, Pr. Andreas Fickers, a insisté sur le rôle des sens dans la recherche historique sur la musique, les médias ou la radio, en plaidant pour une « archéologie expérimentale des médias ». Laura Steil, anthropologue de formation, a toujours utilisé la « méthode d’observation participante » dans ses études sur les cultures festives. Avant d’effectuer des recherches sur la vie nocturne luxembourgeoise, elle s’est livrée à un travail de terrain dans des boîtes de nuit afro-caribéennes et de hip-hop à Paris. Souvent, les archives traditionnelles ne réussissent pas à saisir les dimensions sensorielles et émotionnelles de la vie nocturne, sa soi-disant « intoxication », ce qui en dit davantage sur les dimensions organisationnelles, réglementaires et économiques.
Afin d’explorer des dimensions moins documentées et de les « revivre », Feierôwend, conçu en collaboration avec FerroForum, a eu lieu dans l’atelier central de la Metzeschmelz. Présenté comme un hommage au quartier festif de la Grenz, il a réuni la Danzmusek (musique de danse) en direct et un ensemble de DJ analogique de disco et de grooves rares ; il a mêlé les images, les odeurs et les goûts de panzerotti et de frites faits maison avec ceux du fer, de la poussière et du feu, transpirés par l’usine. Il a invité à des expériences de re(mise) en scène, de spectacle et d’exposition, recanalisés à travers diverses « (re)médiations », y compris la couverture médiatique.
Une renaissance des danses
La première édition, en juillet 2023, a été filmée avec une caméra super 8 par Kim El Ouardi, reproduisant des formes de cinéma amateur des long sixties. La deuxième édition, en septembre 2024, a été filmée par Carlo Thiel et la prestation de l’orchestre a été enregistrée par Philophon. Elle sera publiée sous forme d‘LP et accompagnera le prochain livre de Laura Steil. En plus de ces événements, elle a réalisé et filmé un tutoriel vidéo de danse au Media Centre de l’Université avec l’un des participants à sa recherche, un ancien ouvrier d’usine de 82 ans, magicien et DJ. Ensemble, ils ont donné un « cours » de danse lors de la deuxième édition de Feierôwend.
Une approche « par le corps » est particulièrement fructueuse quand il s’agit de travailler sur des formes de mémoire qui sont difficiles à exprimer par des mots. Les expériences incarnées basées sur des sources traditionnelles, mais aussi créativement dérivées de celles-ci, peuvent « nous rappeler des données dans la plénitude de leur action sensorielle » (Turner, 1979: 82). Ils peuvent aussi engendrer une « renaissance des danses » (Lepecki, 2010: 31) et de nouveaux noeuds de mémoire (Rothberg, 2010: 8). Il s’agit-là, d’une opportunité et non d’une mise en garde, selon Laura Steil, qui considère la nostalgie « réflective » (Boym, 2007) comme un angle de recherche. Les « incarnations » sont souvent des déclencheurs, permettant de relancer les discussions et de se poser de meilleures questions.
Auteur(s)
Laura Steil