Le microbiote et le cancer : de la microfluidique aux modèles de souris

Le cancer colorectal est l’un des types de cancer les plus fréquents dans le monde, se classant au troisième rang en termes d’incidence et au deuxième rang en termes de mortalité. Au cours de la dernière décennie, le microbiote intestinal, c’est-à-dire l’ensemble des micro-organismes qui peuplent notre tube digestif, a été identifié comme un acteur clé dans le développement de ce type de cancer. Cependant, les mécanismes sous-jacents restent largement inexplorés et il est urgent de passer des études décrivant les interactions entre les bactéries intestinales et les cellules tumorales à des recherches plus concrètes qui pourraient déboucher sur de futures pistes de traitement. Dans un article scientifique publié dans la revue Nature Metabolism, des chercheurs de l’Université du Luxembourg montrent qu’une molécule sécrétée par une bactérie spécifique induit la croissance tumorale et contribue à la progression de la maladie. L’étude intègre des approches in vitro, in vivo et in silico. Elle montre comment la recherche animale, combinée à des méthodes sophistiquées telles que les organoïdes et les modèles d’intestin sur puce, permet d’acquérir une compréhension mécaniste de la pathogenèse du cancer.

Prof. Elisabeth Letellier, cheffe de l’équipe Molecular Disease Mechanisms au Département des sciences de la vie et de la médecine (DLSM) de l’Université du Luxembourg et responsable du projet de l’article, explique : « Dans une étude comme celle-ci, nous avons recours à plusieurs approches. Au fil du temps, les scientifiques ont développé des techniques de pointe pour imiter les systèmes biologiques en laboratoire, mais aucune d’entre elles ne peut reproduire entièrement la complexité d’un organisme vivant. Nous avons besoin de modèles de souris pour tenir compte de tous les paramètres existants, en particulier en oncologie où les interactions entre les différents types de cellules sont essentielles et où l’ensemble du microenvironnement gouverne la progression de la maladie ».

Dans cette étude, les échantillons fournis par les patients ont permis aux chercheurs de déterminer quels micro-organismes sont associés au cancer colorectal et d’identifier une bactérie d’intérêt : Fusobacterium nucleatum. Ensuite, des dispositifs microfluidiques, dans lesquels des cellules cancéreuses et des bactéries sont cultivées ensemble, ont permis de déterminer les effets de F. nucleatum et d’une molécule qu’elle produit, le formate. Après avoir étudié en détail les mécanismes de la maladie en laboratoire, l’équipe a pu valider ses résultats grâce à des modèles animaux. Des expériences sur des souris ont confirmé que la présence de la bactérie dans l’intestin entraîne une augmentation de la charge tumorale par la production de formate.

Illustration de l'effet de la formation de formate sur le comportement tumoral

Le formate, produit par F. nucleatum, favorise la formation de cellules souches cancéreuses et la dissémination métastatique des cellules
tumorales.

Ces résultats constituent une avancée dans la compréhension des interactions complexes entre le microbiote intestinal, les molécules qu’il sécrète et le métabolisme du cancer. Ils permettront de développer des thérapies basées sur le microbiote à l’avenir, soulignant l’importance des modèles dans la recherche sur le cancer. « Je pense qu’il est important de rappeler que nous avons toujours besoin de la recherche animale : nous ne sommes pas encore au point de pouvoir entièrement remplacer les animaux par des modèles alternatifs », détaille Letellier.
« Nous devons être ouverts à ce sujet et nous assurer que nous faisons tout de la meilleure manière possible. »

La recherche animale a beaucoup évolué au fil du temps. Depuis vingt ans qu’elle travaille avec des souris, Elisabeth Letellier a constaté de grandes améliorations en matière de bien-être animal et d’éthique. L’Université du Luxembourg, par exemple, applique les 3R. Les chercheurs utilisent des alternatives chaque fois que cela est possible, affinent les protocoles pour minimiser la douleur et réduisent le nombre d’animaux en utilisant des méthodes statistiques et des équipements avancés. Parmi les améliorations récentes et à venir, citons l’installation de cages dotées d’un système de surveillance automatisé et l’achat d’un microscope à balayage laser multiphotonique in vivo. Ce dernier permettra aux scientifiques de suivre l’évolution d’une maladie au fil du temps chez la même souris, réduisant ainsi le nombre d’animaux nécessaires. Outre ces changements techniques, la façon dont les gens envisagent la recherche sur les animaux a également évolué. « Tout le monde comprend aujourd’hui qu’il faut trouver un équilibre entre nos objectifs de recherche et le bien-être des animaux », conclut professeur Letellier. « Et que cela nécessite que les chercheurs, les vétérinaires, les animaliers et les membres des comités d’éthique travaillent main dans la main. C’est ainsi que nous continuerons à dépasser les limites de la recherche biomédicale. »

Référence: Ternes D., Tsenkova M., Pozdeev V.I. et al., The gut microbial metabolite formate exacerbates colorectal cancer progression, Nature Metabolism, 4, 458–475 (2022). https://doi.org/10.1038/s42255-022-00558-0