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Les Accords de Schengen et la construction de l’espace européen sans frontières

© Union européenne. Photographe: Mauro Bottaro
  • Luxembourg Centre for Contemporary and Digital History (C2DH)
    17 juin 2025
  • Topic
    European integration

Prévues par le traité de Rome (1957) dans le cadre du marché intérieur, les quatre libertés de circulation (des personnes, des marchandises, des capitaux et paiements, ainsi que des services) sont au cœur du projet européen. Le principe de la libre circulation des personnes, qui compte parmi les droits de l’homme, prend une autre dimension lorsque cinq États membres de la Communauté européenne – le Luxembourg, la Belgique, les Pays-Bas, la France et l’Allemagne – concluent, le 14 juin 1985, l’Accord de Schengen, qui allait préfigurer la citoyenneté européenne et mener vers un espace unique de sécurité et de justice. Quarante ans après, un rappel historique s’impose.

Genèse des Accords de Schengen

Lorsque le Sommet de Fontainebleau (25/26 juin 1984) ambitionne de « parvenir avant la fin du premier semestre 1985 […] à la suppression de toutes les formalités de police et de douane aux frontières intercommunautaires pour la circulation des personnes » personne ne se doutait de la rapidité de la concrétisation. Pourtant l’Accord de Schengen1 n’est pas né des efforts communautaires, mais d’une coopération intergouvernementale, dont le Luxembourg a joué un rôle éminent. En juillet 1984, la France et l’Allemagne signent à Saarbrücken un accord économique bilatéral pour assouplir le contrôle aux frontières communes dans le but d’éviter que l’échange de marchandises (par camion) soit ralenti et, de ce fait, renchéri par les files d’attente interminables. Le Premier Ministre Jacques Santer, propose que le Luxembourg, la Belgique et les Pays-Bas rejoignent l’initiative franco-allemande. Les trois pays sont des précurseurs, car, dans le cadre de l’Union économique Benelux entrée en vigueur au 1er novembre 1960 ils avaient déjà prévu le transfert du contrôle des personnes vers les frontières extérieures de leurs territoires. Le Benelux répond favorablement et, en décembre 1984, soumet aux Français et aux Allemand un mémorandum « sollicitant d’oeuvrer ensemble à la suppression graduelle des contrôles aux frontières pour la circulation entre les cinq pays » et leur propose une conférence intergouvernementale sur le sujet. Ce mémorandum constitue le socle de l’accord signé le 14 juin 1985 sur le sur le bateau Princesse Marie-Astrid, sur les berges de la Moselle, lors d’une cérémonie présidée par Robert Goebbels, secrétaire d’Etat aux Affaires étrangères et signataire pour le Luxembourg. Le Grand-Duché exerçait à l’époque la présidence du Benelux et le choix de Schengen revêt une valeur symbolique, Dräi-Länner-Eck étant l’endroit où le Luxembourg rencontre la France et l’Allemagne.

L’accord comprend deux parties, dont la première produit des effets immédiats en facilitant les flux transfrontaliers, tout en renforçant la coopération des États partenaires par des engagements visant l’échange d’informations et l’harmonisation de certaines formes judiciaires. Le Système d’Information Schengen (SIS) est crée afin de préserver la sécurité des États membres en l’absence de contrôles aux frontières intérieures,. La deuxième partie propose d’octroyer aux voyageurs « une liberté de circulation la plus complète » au moyen de la suppression totale des contrôles intérieurs, «[…]si possible avant le 1 er janvier 1990 ».

Il s’en suit, le19 juin 1990, lasignature, par les mêmes partenaires, de la Convention de Schengen, qui complète l’accord et précise les conditions d’application. Mais la mise en route des Accords allait être retardée jusqu’en mars 1995. Deux en sont les causes majeures. La première est due aux bouleversements géopolitiques survenus à la fin de 1989 – la chute du mur de Berlin et la réunification allemande, l’effondrement de l’URSS, l’ouverture des pays ex-communistes de l’Europe centrale et orientale – qui soulèvent de nouveaux problèmes sécuritaires (immigration illégale, trafics en tous genres, criminalité, terrorisme, etc). La deuxième provient de l’impact des problèmes précités sur l’ordre et la sécurité intérieure du groupe Schengen.

L’Acquis et l’espace Schengen

Depuis qu’un protocole annexé au Traité d’Amsterdam (2 octobre 1997) a arrêté la décision de communautariser l’Acquis de Schengen, l’espace de liberté, de sécurité et de justice a intégré le cadre juridique et institutionnel l’Union européenne. Munis d’une clause d’opting out, le Royaume-Uni et l’Irlande sont restés en marge du projet d’abolition totale des frontières intérieures, mais l’objectif principal a été atteint : la libre circulation des citoyens de l’UE est maintenant scellée et garantie par les traités européens. Le Conseil de l’UE du 20 mai 1999 a défini les règles juridiques que les pays candidats à l’adhésion à l’UE doivent reprendre dans leur législation nationale visant l’harmonisation des contrôles aux frontières extérieures et la coopération policière et judiciaire. Étendu au gré des élargissements successives de l’UE, l’espace Schengen compte aujourd’hui 26 partenaires – 22 États membres de l’UE et 4 États associés (Islande, Suisse, Norvège et Lichtenstein)- et couvre une zone de libre circulation de 4 millions de kilomètres carrés, à l’intérieur de laquelle les Européens effectuent, chaque année, plus de 1,25 milliard de déplacements. Quatre pays de l’UE (la Bulgarie, la Croatie, Chypre et la Roumanie) ne font pas encore partie de l’espace Schengen, tout en étant censés de l’intégrer à terme. Si Chypre est conditionné par la résolution du contentieux portant sur la partition de l’île, la Bulgarie et la Roumanie le sont en raison des lacunes dans la lutte contre la corruption et le crime organisé. L’Agence Frontex (crée en 2004) aide les pays de l’UE et de l’espace Schengen à sécuriser leurs frontières extérieures.

Les crises et la tentation des frontières

En cas de menaces pour l’ordre public ou la sécurité, les « pays Schengen » peuvent rétablir temporairement des contrôles à leurs frontières nationales, pour des périodes renouvelables de 30 jours, jusqu’à 6 mois maximum. À la suite du « Printemps arabe » qui a fait affluer vers l’Europe des millions de migrants, la France et l’Italie obtiennent en 2013 des mesures de renforcement de l’espace Schengen, dont la possibilité pour tout membre d’étendre ce délai à 24 mois en cas de « manquement grave d’un État membre à ses obligations de contrôle aux frontières extérieures ».

Notons également que l’Allemagne (lors de la coupe du monde de football en 2006), l’Autriche (pour l’Euro 2008), la Pologne (pour l’Euro 2012,) la France (pour la COP 21, puis suite aux attentats terroristes de novembre 2015), tout comme de nombreux autres pays (en raison de la crise migratoire) ont réintroduit temporairement les contrôles aux leurs frontières nationales. Confrontée à la pandémie du Covid-19, depuis mars 2020 l’UE a fermé ses frontières extérieures et plusieurs pays (dont l’Espagne, l’Italie, la Belgique, l’Autriche, la Hongrie, la République Tchèque, la Pologne, la Lituanie ou encore l’Allemagne) ont usé de ces prérogatives pour fermer leurs frontières nationales. Ce n’est pas le cas du Luxembourg, dont les frontières sont restées ouvertes comme expression de l’attachement au projet européen (comme souligné par le ministre des Affaires étrangères Jean Asselborn) et pour accueillir la main d’œuvre frontalière dont économie du pays est tributaire.

Une construction inachevée

L’histoire a démontré que le droit de libre circulation dans une Europe sans frontières intérieures acquis grâce aux Accords de Schengen constitue, ensemble avec l’euro (dont Pierre Werner fut l’architecte), deux composants indéniables de l’identité européenne, intimement liées au Grand-Duché du Luxembourg.

La suppression des frontières internes de l’UE, c’est la marque de reconnaissance que tous les citoyens des États concernés appartiennent au même espace, et qu’ils partagent une identité commune.”

Bronislaw Geremek, discours prononcé à Schengen (18 décembre 2007)

L’espace Schengen s’est développé avec succès aussi longtemps que la pression sur le système est restée « acceptable ». A la faveur de quelques adaptations, les États membres se sont appuyés sur des règles communes et des dispositifs opérationnels tout en conservant la maîtrise de leurs frontières extérieures. Même si des craintes ont émergé dans le contexte de l’élargissement, du dumping social provenant des pays de l’Est et de la crise économique mondiale (2008-2018), la crise des réfugiés a été le réel révélateur d’une lecture essentiellement nationale des questions migratoires et des réponses à y apporter. La crise du Covid-19 renforce cette approche. Identifier ces écueils est nécessaire pour leur apporter des réponses pragmatiques sans remettre en cause ce principe fondateur.  À défaut de prévoir – et d’agir – en commun les États membres ne font que réagir, en privilégiant l’unilatéralisme au détriment d’une forte solidarité et d’une réponse européenne.

1/ L’expression « accords de Schengen » vise à la fois l’Accord du 14 juin 1985 relatif à la suppression graduelle des contrôles au frontières communes et la Convention d’application de l’accord de Schengen, signée le 19 juin 1990..

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